Il y a 25 ans, les conducteurs devaient régulièrement s’arrêter en bord de route pour nettoyer leur pare-brise, couvert d’insectes écrasés. Aujourd’hui ? Même en roulant des heures sur l’autoroute, il est rare d’y trouver la moindre trace de moustique ou de mouche.
Si vous me demandiez à quoi ressemblait l’environnement avant ma naissance, je serais incapable de répondre. Et vous ? Savez-vous quels terrains étaient encore sauvages ? Quelle était la qualité de l’eau ? Quelles espèces d’oiseaux survolaient nos campagnes ? Quels poissons remplissaient nos rivières ? Quelle quantité d’insectes bourdonnait autour de nous ?
Et il y a 100 ans ? À quoi ressemblait notre monde ? La biodiversité était-elle plus riche ? Comment étaient les forêts, les montagnes, les rivières ?
Je me demande si l’on m’a déjà enseigné l’histoire de l’environnement. Ai-je seulement pris le temps de m’y intéresser ? Je vis dans ce monde comme s’il avait toujours été ainsi. Chaque génération prend ce qu’elle voit comme référence, oubliant ce qui a existé avant. C’est là tout le paradoxe : on nous demande de protéger la nature, mais sait-on encore ce qu’est une nature en bonne santé ? On nous parle de biodiversité, mais comment préserver ce que nous avons déjà oublié ?
1) Qu’est-ce que l’amnésie écologique ?
Pour y répondre, l’ornithologue Philippe J. Dubois, auteur de La grande amnésie écologique, nous raconte une histoire.
Enfant, lors d’une balade avec son père dans le Vexin, il s’émerveille en comptant cinq alouettes des champs. Son père, lui, secoue la tête : « Il n’y en a plus », affirme-t-il, car dans sa jeunesse, ces oiseaux étaient bien plus nombreux. Des années plus tard, Dubois retourne au même endroit avec ses propres enfants. Cette fois, il ne voit plus que deux ou trois alouettes. Il leur dit que ces oiseaux ont presque disparu. Mais ses enfants, surpris, lui rétorquent : « Mais non, on les entend chanter ! »
Ce décalage révèle un phénomène : notre mémoire écologique se réinitialise sans que nous nous en rendions compte. Chaque génération s’adapte à un nouvel état du monde et oublie progressivement ce qui existait avant. Petit à petit, la disparition du vivant devient normale.
Cette amnésie écologique semble s’être intensifiée au fil du temps. L’historien de l’environnement Grégory Quenet explique qu’avant la Seconde Guerre mondiale, les populations étaient bien plus conscientes de leur environnement. À Paris, par exemple, les liens avec le vivant étaient omniprésents.
« Les consommateurs tenaient à ce que les bêtes soient apportées vivantes dans la ville pour être abattues devant eux, afin d’être sûrs de la qualité », explique-t-il. La ville était organique, bruyante, boueuse, imprégnée des traces du vivant. Aujourd’hui, cette réalité a disparu, et avec elle, notre connexion au monde naturel.
Le château de Versailles en est un symbole. Avec ses 10 millions de visiteurs annuels, il attire les foules, mais selon Quenet, c’est un lieu « mort ». « Il n’y a plus les loups, les lapins, les serres, les eaux qui débordaient et sentaient mauvais car elles étaient pleines d’excréments, les cheminées qui ronflaient avec du bois coupé sur le domaine. » Ce qui reste, ce sont des jardins figés, une nature sculptée, privée de sa vitalité.
La révolution industrielle, puis l’ère numérique, ont creusé cette déconnexion. Jules Colé, dans son mémoire publié par l’ADEME, pointe du doigt « l’économie de l’attention » qui capte notre esprit en permanence à travers notifications, algorithmes et publicités. « La technologie a un tel pouvoir de séduction qu’elle nous détourne des conversations de la vraie vie, plus profondes et, au fond, plus enrichissantes. »
Alors, combien de plantes sommes-nous capables de nommer ? Quels oiseaux reconnaissons-nous encore ?
Notre monde s’efface sous nos yeux, et nous ne nous en apercevons même pas.
2) Les conséquences : s’habituer au vide
Le biologiste marin Daniel Pauly a mis en évidence un phénomène inquiétant :
Chaque génération considère l’état du monde qu’elle connaît comme la norme.
Il a observé que, malgré des preuves claires de l’effondrement de certaines populations de poissons, chaque nouvelle génération de scientifiques prend pour référence les niveaux qu’elle a connus au début de sa carrière.
Le résultat ? La ligne de base de la biodiversité est sans cesse abaissée. Au lieu de mesurer les pertes par rapport à un état initial riche et foisonnant, nous nous adaptons à un monde de plus en plus vide.
Cette réinitialisation constante des attentes rend l’urgence écologique invisible. Le réchauffement climatique et l’effondrement du vivant avancent lentement, et notre capacité d’adaptation nous empêche d’en mesurer pleinement les effets. À force d’oublier ce que nous avons perdu, nous ne réalisons même plus ce qu’il faudrait sauver.
3) Retrouver la mémoire du vivant
Il n’existe pas de solution miracle pour contrer l’amnésie écologique, mais nous pouvons tenter d’y résister.
La première étape est simple : parler. Transmettre aux enfants ce que nous avons connu, leur raconter comment était la nature avant. Leur donner une vision plus large que celle de leur quotidien.
Grégory Quenet propose aussi un exercice fondamental : réapprendre à décrire. Observer la nature, la nommer, en parler. Il évoque les « ateliers d’autodescription » de Bruno Latour, où l’on apprend à décrire nos liens avec tous les êtres non humains qui nous entourent.
Philippe J. Dubois va dans le même sens : pour renouer avec le vivant, il faut commencer par lui donner un nom. « Dès qu’on nomme, on est au plus près de l’espèce », dit-il. Il faut passer du temps dehors, seul, et simplement écouter : le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles, le craquement des branches.
Les artistes aussi s’engagent contre l’amnésie écologique. Maya Lin, avec son exposition interactive Mappings, met en lumière les espèces disparues. Dans son œuvre "What is Missing ?", elle y met en scène une carte interactive couverte de points colorés représentant des espèces menacées ou éteintes. Ainsi elle invite les visiteurs à explorer leur histoire. Son objectif ? Lutter contre « le syndrome de la référence changeante », qui nous pousse à oublier le passé et à accepter un monde de plus en plus appauvri.
Préserver la mémoire du vivant, c’est déjà un premier pas vers sa protection.